La pougne
La lampe de bureau, plaçée très bas elle aussi, projetait un cône de lumière froide qui contrastait avec l’obscurité du reste de la pièce. Tout était calme, et le silence aurait été complet s’il n’y avait eut le frottement désordonné du stylo sur le papier. Au fond de la pièce, près du lit, de petits chiffres bleus scintillaient dans l’obscurité :
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Eudes prit sa règle, puis encadra le résultat. Il se recula un peu, réajusta ses lunettes aux verres épais, et épongea son front acnéique d’un air satisfait. Ces heures de pougne volées à la Straß étaient pour lui une jouissance. Il se tourna pour regarder le réveil. Le temps passait si vite… Il n’avait plus que quatre heures de pougne avant le petit déjeuner. Il fallait accélérer la cadence. Il referma religieusement son livre de physique, puis se leva. A l’instant précis où il quitta le cône de lumière, il frissonna. C’était une sensation désagréable, un froid dans le dos, comme si on l’observait. Machinalement, il se retourna. Mais dans l’obscurité il n’y avait rien, à part la tâche de lumière bleue, au fond :
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Il haussa les épaules, puis se dirigea vers l’armoire. A tâtons, il prit le cadenas, tenta de l’ouvrir mais sans succès. C’était la mauvaise clef. Il en essaya une autre, s’acharna un peu et le cadenas céda. Lorsqu’il ouvrit les portes, un souffle glaçé lui passa dans le visage. Ce fut si bref qu’il mit tout d’abord cela sur le compte de la fatigue. Il devrait peut-être dormir une heure ou deux. Après, ça irait certainement mieux. Eudes replaça le livre au milieu d’une bonne trentaine de ses semblables, puis en saisit un autre : " Intégrer l’ X en 300 exercices". Rassuré par le contact familier de la couverture glaçée, Eudes poussa un bref soupir. A quoi bon dormir ? Comme disait l’adage qu’il s’était inventé : "Une heure de pougnée, c’est une place de gagnée." Il repoussa les battants de l’armoire, et les deux clips magnétiques tintèrent avec un son métallique. Curieusement, le bruit résonna un instant dans le silence glaçé. Oui, glaçé… Eudes se retourna lentement. Le calme qui régnait maintenant n’avait plus l’aspect familier et intime qui réconfortait ses heures de pougne nocturnes. Ce silence-là était oppressant, inquisiteur, presque menaçant… et glaçé. Le froid ne le gênait pas, d’ordinaire. Le chauffage était coupé dés onze heures du soir, et sous les fenêtres un espace béant permettait d’y glisser les doigts, mais cela, il ne s’en souciait guère… Non, ce froid-là était pénétrant, paralysant. Eudes tenta de sourire. "Ne reste pas planté là, gros bêta". Tout en se frottant vivement les bras pour chasser cette douloureuse sensation, il revint à sa place et ouvrit son livre. Il avait bien dû perdre cinq minutes avec ces histoires… Eudes se retourna pour regarder l’heure du petit réveil. Dans l’obscurité, trois chiffres le regardaient fixement :
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Etrange, il lui avait semblé que cela avait duré plus d’une minute. Par acquis de conscience, il continua de fixer le réveil, en guettant le passage à l’unité. Il resta ainsi de longues secondes. Une vague d’appréhension l’envahit soudain, alors qu’une sueur froide remontait le long de son dos. Il frissonna, puis se leva d’un bond. "Foutu réveil !" Il avait presque crié. Il traversa la petite pièce et s’en empara. Il sortit la montre gousset qu’il tenait de son grand-père. Les deux aiguilles, faiblement phosphorescentes, indiquaient minuit moins cinq. Ce n’est pas possible… Eudes lâcha le réveil sur le lit et porta la montre à son oreille. Le tic-tac avait disparu. Il la remonta nerveusement, puis écouta à nouveau. Silence. Sur le lit, les trois chiffres bleus fixaient Eudes avec une malice sournoise.
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Le visage d’Eudes s’empourpra. Il fourra sa montre dans sa poche et prit le réveil. Il tâtonna pour trouver le bouton heure. Il cliqua plusieurs fois. Au moins, le chiffre changerait, il pourrait se remettre à travailler, et tant pis s’il ne pouvait plus savoir l’heure : la lumière qui filtrerait à travers les volets lui indiquerait bien le lever du jour, de toutes façons.
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Eudes cliqua une fois de plus, essaya une autre combinaison de touches, tourna une molette…
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Il jura et dans un geste de rage, fracassa le réveil par terre. Immédiatement, un hurlement de guitarres électriques déchainées déchira le silence. Instinctivement, Eudes arracha la prise. Le son décrut rapidement, puis plus lentement. Eudes voulait l’entendre mourir, et il se rapprocha de l’appareil qui gisait sur le sol, toujours plus près. Il se retrouva à quatres pattes, l’oreille collée au réveil. C’était fini. Eudes tourna lentement la tête pour jouir du spectacle de son perturbateur vaincu. Occupant tout son champ de vision, les trois chiffres scintillaient diaboliquement. En un bond, Eudes se jeta en arrière. Pétrifié, il fixait la petite lumière bleue qui, après une hésitation, disparut finalement. Etrangement, Eudes resta quelques instants immobile, le regard mal assuré. Puis il se leva lentement, en s’appuyant sur le dossier de sa chaise. Le sang tambourinait dans ses tempes, il fallait qu’il se calme. Et après, il irait dormir. Après tout, les concours n’étaient que dans un an et demi… Quelque chose l’intrigua alors, mais il ne savait pas exactement quoi. La lumière de sa lampe vacillait par moments, puis redevenait intense, trop peut-être. Il donna une petite tape dans la lampe qui se calma aussitôt. Il marmonna : "Décidément, tout foire aujourd’hui." Alors, la lampe s’éteignit, tout simplement. Il tenta de trouver le bouton, mais il bouscula un paquet de copies qui s’étala sur le sol jusqu’aux restes du réveil. Il jura : sa lampe ne répondait plus. Dans la chambre, l’obscurité était maintenant totale. C’était pour maintenant. Il en avait la certitude : s’il se retournait, il allait LES voir. Lentement, en se tenant à son dossier, il se mit dos au bureau. Par terre, les chiffres bleus l’attendaient calmement. Il était perdu, et il le savait. Pourtant, il se précipita avec une rage inouïe vers ces nombre abhorrés ; il hurla : "NON !" Brusquement, il dérapa sur les copies tombées à terre et sa tête heurta le plancher avec un bruit mat et plein. Faiblement éclairée par la lumière bleue du réveil, sur le coin d’une copie qui avait volé jusque-là, on pouvait lire une inscription griffonnée à la hâte :